Passer le pas-de-porte.
- VAV
- 15 nov. 2019
- 5 min de lecture
Ou comment entrer dans une poissonnerie chilienne et me retrouver dans un domaine autrichien.

Je suis attablé devant un ceviche accompagné d’un sauvignon blanc de Viña Santa Rita. Je me sens si bien dans cet endroit que j'en suis troublé. Et je me rappelle avoir eu ce sentiment, quelques mois auparavant, en Autriche, au domaine Bernhard Ott. Il y a quelques minutes, j’ai toqué à la porte d’une poissonnerie. Nous sommes le 14 Novembre 2018, il est 21h au Chili. Je suis à Santiago, dans le quartier de Providencia. Le patron est venu m’ouvrir.
Je passe le pas-de-porte.

L’homme aux cheveux grisonnants et au large sourire décale un gros frigo rempli de poissons. Derrière celui-ci est découpée dans le carrelage une ouverture de la largeur d’un homme. Je désescalade les marches inégales en faisant attention à ne pas me cogner. Changement de décor, changement d’ambiance : d'étals de poissons quelques mètres plus haut, me voilà maintenant dans un restaurant caché sous la poissonnerie. Dans la cale d’un bateau.
L’endroit est sans fenêtre, des objets liés à la pêche sont accrochés au mur. Y pendent aussi des tableaux de toutes dimensions ainsi que des affiches de groupes de rock.
Je m’y sens si bien donc, que cela me donne envie d’écrire...
Février 2018, Feuersbrunn, Autriche.
Je passe le pas-de-porte.
Au même instant, je suis saisi par un sentiment indescriptible. Pourtant, le grand bâtiment dans lequel je viens d’entrer est assez quelconque. Des murs en tôle, le nom du domaine Ott y est peint.
"Ott ? Tiens… Moi qui croyais que ce domaine était français !"
A l’intérieur, une dizaine de personnes s’activent autour de moi. L’équipe est en train d’embouteiller.
Les personnes arborent un sourire qui n’est pas de façade. Je regrette mon "Hallo !" lancé à la cantonade, entendu par tout le monde mais adressé à personne. Alors je souris à mon tour, c’est ma manière à moi de m’intégrer, de me laisser porter par cette ambiance que je ressens mais que j’ai du mal à décrire. Je me sens si bien dans cet endroit que j’en suis troublé.
Je viens d'arriver au Weingut Bernhard Ott avec mon distributeur autrichien pour échanger sur la machine qu’ils viennent d’acheter.

Le domaine Ott est aux vins autrichiens ce que Cyrano de Bergerac est à la littérature française : un monument, une identité singulière. Bernhard Ott n’aimerait sans doute pas cette description. Et vous devez sans doute vous sentir bien malheureux de ne pas connaître ce domaine prestigieux. Vous auriez tort ! Car je dois vous mettre dans la confidence : quand je passe le pas-de-porte du domaine en Février 2018, je n’ai aucune notion sur la réputation du domaine ni sur ses vins.
Bernhard est autrichien, comme Günther, son bras droit. Je suis très bien accueilli, j’ai l’agréable impression de faire partie des leurs le temps de ma visite. La discussion va bon train, nous parlons du matériel. Un respect mutuel et l’écoute nécessaire se sont instaurés naturellement.
Je "participe" à l’élaboration du premier rosé du domaine.
La pompe fait circuler le vin. On soutire le liquide par le bas de la cuve pour en arroser le haut . Cela permet d’aérer le vin.

“Premier rosé ? Comment cela ? Je croyais que le domaine Ott était connu notamment pour ses rosés ?”
A peine ai-je prononcé ses mots que ma méprise me fait rougir. J’ai effectivement confondu le domaine Ott autrichien avec une exploitation du sud de la France, réputée pour cette couleur.
Le domaine hexagonal a rejoint en 2004 le groupe champenois Roederer. Ce dernier a dû penser que le domaine autrichien faisait de l’ombre à son homonyme français, malgré les 1200 kilomètres les séparant : ils attaquent en justice Bernhard Ott pour utilisation abusive de "leur" marque Ott. Vous saisissez le caractère ubuesque de la situation : le domaine existe déjà depuis 1889 et Bernhard est la quatrième génération de viticulteurs sur ces terres.
Protéger nos appellations est vital et le syndicat des vins champenois est bien connu pour défendre son pré carré. Pas de champagne possible hors de la Champagne ! A raison. Mais vous n’aurez pas de peine ici à faire la différence...
Le Français este en justice, et - parfois - Bernhard triomphe de Goliath : le groupe Roederer est débouté.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve que le premier rosé du domaine est un joli pied de nez !

Nous quittons les chais, il est l’heure de nous sustenter. Alors que nous nous dirigeons vers un restaurant proche, je m'aperçois que nos pas nous portent vers une cour intérieure, derrière le bâtiment. A gauche, une salle vitrée où de grosses amphores sont enterrées sous terre. C’est sûr, nous sommes bien dans un domaine en biodynamie.
Issue d’un courant de pensée philosophique, la biodynamie est une technique agricole, ici adaptée à la culture du raisin. Ses adeptes considèrent que tout ce qui gravite autour de la plante - la terre, la faune et la flore, le soleil, … - fait partie d'un écosystème dont il faut (re)trouver l'équilibre. On suit le calendrier lunaire et solaire pour les travaux dans le vignoble comme dans les chais. Ésotérique ? Benoît, un ancien collègue issu d’une famille paysanne, m’expliquait que ses arrières grands-parents suivaient déjà ces préceptes.
On a dû les oublier entre-temps…
Pour le consommateur, ce n’est pas un gage de qualité gustative mais l’assurance - quand le domaine est contrôlé et certifié - d’un type de culture et d'une vinification (un peu) plus respectueux de l’environnement que la viticulture conventionnelle. Dans le verre, cela se traduit par une dose de sulfites encore moins importante que dans le bio.
Quant à la qualité supposée du vin, seule la dégustation doit prévaloir ! Mais nous en parlerons sans doute dans un autre carnet de Voyage Autour du Vin.
Nous nous dirigeons donc vers une maison attenante à la cuverie.
La table est déjà dressée. Toute l'équipe est attablée. C'est au domaine que nous allons déjeuner. Bernhard, mon distributeur et moi, nous nous asseyons au bout de la table, alors que la conversation bat son plein. C’est une ambiance détendue, joviale, sympathique. J’ai l’impression de faire partie de cette grande famille le temps d’un repas. Ce moment de partage est d’une simplicité déconcertante, et pendant que le vin circule, j’observe.
Les personnes sont joyeuses, animées. Elles en profitent pour parler du reste de la journée à venir, se lancent des quolibets entre deux bouchées.
Je lance Bernhard Ott sur les dernières vendanges. Comme beaucoup de viticulteurs, il manque de main d’œuvre autrichienne. Alors, pour la récolte à venir, il embauche des travailleurs des pays de l’est.
Il leur a construit une maison. Chaque employé a une chambre et une salle de bain privée. La cuisine et la pièce commune n’ont rien à envier aux intérieurs les plus cossus. Bien sûr, le logement est gratuit pour ces vendangeurs qui viennent de loin.
Sans doute que Bernhard pense que des personnes bien installées auront d’autant plus envie de bien travailler. Car l’excellence d'un vin commence dans la vigne.

Biodynamie. J’ai encore en mémoire ces quelques mots :
"…tout ce qui gravite autour de la plante…fait partie d’un écosystème dont il faut (re)trouver l’équilibre".
Au domaine Bernhard Ott, la biodynamie n’est pas le moyen de vendre plus cher ou de flatter l’égo de clients fortunés. La recherche de la qualité ne se fait pas au détriment des salariés. Au contraire, ils en sont les artisans.
Ici, la biodynamie est tout autre. Elle est sociale.
C’est assez logique, ne trouvez-vous pas ? L’homme gravite, voyage autour de la plante. Il fait partie de l’écosystème.
Logique assez renversante alors que le monde subit une succession de crises, de bouleversements géopolitiques, environnementaux, politiques ou…sociétaux.
Que nos prés carrés deviennent jardins ouverts, cultivons l’altérité pour apprendre à grandir. Nous aussi, construisons dans nos jungles urbaines ou dans nos campagnes dépeuplées une biodynamique sociale.
J’ai envie d’ailleurs.
D’un autre carnet.
De voyager autour du même sujet.
D'aller rencontrer une autre exploitation en biodynamie.
Bernhard Ott est-il une exception ?
J’ai une idée… Ma sœur Aude m’a fait voyager autour d’un vin récemment.
Du restautant de Providencia aux Côtes de Francs du vignoble bordelais, il n’y a qu’un pas.
Passons ensemble un autre pas-de-porte.

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