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"Vino de Oro".

  • VAV
  • 1 mai 2020
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 janv.

Où l'on apprend que si le vin chilien est d'or, celui qui le produit, lui, a besoin d'argent.



Manifestations à Santiago du Chili, Novembre 2019.
Manifestations à Santiago du Chili, Novembre 2019.

Visage caché par un masque de fortune, le jeune manifestant me dévisage, alors qu’il jette une palette pour alimenter le feu qui crépite au milieu du carrefour. J’ai les yeux qui pleurent et la gorge prise par les lacrymos.


Nous sommes le 7 Novembre 2019, je suis dans le centre de Santiago et demain je dois me rendre à Lontué, à 250 km plus au sud. Le Chili fait face à une contestation sociale sans précédent depuis la dictature de Pinochet. Il y a quelques jours seulement, le couvre-feu était encore de mise et les militaires patrouillaient dans les rues. Des Chiliens sont décédés lors d’affrontements violents face à la police.


Il fait nuit et la manifestation contre la politique du président Sebastián Piñera s'est déplacée des grandes artères de Provicencia jusqu’aux ruelles de Bellavista. Les murs prennent vie alors que l’ombre des flammes lèche les murs colorés des immeubles. Ils sont recouverts de fresques aux couleurs vives que les touristes, à cette heure avancée, ne viennent plus prendre en photo.


Les murs colorés de Bellavista au petit matin, avant les manifestations prévues vers 16 heures.
Les murs colorés de Bellavista au petit matin, avant les manifestations prévues vers 16 heures.

Alors que je presse le pas, le visage couvert par le haut de mon tee-shirt, je me remémore ce regard que le manifestant m’a jeté. Je n’y ai pas perçu de la colère ou du ressentiment. J’y ai décelé une détermination sans faille à poursuivre son combat social.

Ce regard, ces souvenirs qui remontent à ma mémoire, me font penser que la bouteille de vin a un statut social à part entière. La produire, par contre, est presque exclusivement un boulot d’ouvrier, de manard.


Oui, la bouteille de vin est un vrai marqueur social. Parce qu’on la partage ou qu’on en cause. Qui boit son litron est un alcoolique, mais qui sait en disserter - quelle que soit sa consommation personnelle - est un lettré épicurien.


Pourtant, les belles étiquettes arborées fièrement par les influenceurs que nous suivons sur instagram sont des exceptions. Les grands crus qu’ils relaient et leurs chais “cathédrales” sont des épiphénomènes.


Quelques chiffres pour vous en convaincre :

Près de 70% de la production mondiale en 2011 fut mise en bouteilles à moins de 5 US$.


Qu’en est-il de "l’exception française" me direz-vous ? J’en dis qu’elle n’échappe pas à la règle.


En 2015, 70% des ventes françaises de vin se faisaient par la grande distribution pour un prix moyen par bouteille de 3,24 €.

En 2018, c’est 84% des volumes qui sont écoulés dans les rayons des grandes surfaces. 69% sont des vins à moins de 3 €, 25% entre 3 et 5,99 €, 5% entre 6 et 9,99 €, 1% au delà.

94 % des vins vendus en supermarché sont donc des vins à moins de 6 € (1).

Par un rapide calcul, on en déduit que près de 80% des vins vendus en France, quel que soit le canal de distribution, sont donc achetés à moins de 6 €.


A moins de 8 €, la marque chilienne Casillero del Diablo fait partie des 20% des vins les plus chers vendus en France.
A moins de 8 €, la marque chilienne Casillero del Diablo fait partie des 20% des vins les plus chers vendus en France.

Ces vins ont vu le jour pour la plupart dans les caves coopératives de France et d’ailleurs. La technique et le savoir-faire aidant, le mauvais vin n’existe plus. Pourtant, si certaines caves sont irréprochables en termes d’hygiène, d’autres le sont beaucoup moins et l’odeur de vinaigre vous prend à la gorge dès que vous y rentrez.

Les conditions de travail n’ont rien à envier à d’autres industries moins à la mode.

Les grosses caves font les trois-huit : dans la coopérative de Lontué au Chili, trois équipes se relaient, jour et nuit, par tranches de huit heures.

C’est la face cachée de la production industrielle viticole et, à mon sens, peut-être la plus intéressante pour éclairer l'environnement social des ouvriers qui y travaillent.


Le vin chilien, vous connaissez ? Si vous répondez par l’affirmative, il y a de grandes chances que votre première expérience ait été le Casillero del Diablo, Carmenere pour le rouge, cépage emblématique du Chili, ou chardonnay pour le blanc. Il est dans tous nos supermarchés aux environs de 8 €. N’en déplaise aux mauvaises langues, c’est un vin que l’on pourrait qualifier "d’industriel" mais d’un excellent rapport qualité-prix. Faites-le donc goûter à l’aveugle aux sceptiques...

Casillero del Diablo n’est qu’une des cuvées produites par Concha Y Toro, groupe viticole chilien contrôlé par les familles Guilisasti et Larrain. "Concha Y Toro, Vino de Oro" est un acteur majeur de la production mondiale de vin. C’est l’entité la plus grande de l’hémisphère sud qui représente à elle seule environ 30% de la production chilienne ! Ce consortium familial possède de nombreux sites de production dont les caves de Chimbarongo, Pencahué et Lontué.

Alors que la plus grosse cave coopérative française doit produire dans ses plus belles années 50 millions de litres, certains sites chiliens comme Chimbarongo produisent 150 millions de litres par an. Une usine gigantesque à ciel ouvert.



Pour mettre en perspective ces chiffres vertigineux, il faut pourtant rappeler que la France est le deuxième producteur mondial avec environ 4 milliards de litres produits en 2019 contre 1 milliard pour le Chili. Alors comment expliquer que les sites sud-américains soient plus imposants qu’en France ? Tout simplement parce que la production chilienne se concentre de plus en plus autour de ces grosses caves alors qu’il y a en proportion beaucoup plus de moyennes et petites structures viticoles chez nous.


Aujourd’hui, parler des vins chiliens comme des vins du "nouveau monde" est un poil condescendant. Les meilleurs crus comme Clos Apalta de Lapostolle ont dépassé depuis longtemps la centaine d’euros. La culture de la vigne y existe depuis 1548. En 1883, Don Melchor de Concha y Toro y fondera le domaine éponyme.

Et plus d’une centaine d’années plus tard, me voici dans le village de Lontué, je ne sais pas encore que j’ai rendez-vous avec Maximiliano Rodriguez. Nous sommes au sein d'une des caves coopératives de Concha Y Toro, spécialisée dans la production de vins blancs.


La réception de vendange de Lontué. Les pressoirs se disputent l’espace avec les égrappoirs et autres tapis transporteurs. A droite, l’aire de déchargement des camions citernes.
Sous les passerelles, au loin, la réception de vendange de Lontué. Les pressoirs se disputent l’espace avec les égrappoirs et autres tapis transporteurs. A droite, l’aire de déchargement des camions citernes.

La barrière s’ouvre, nous avons dû montrer patte blanche. Avant de parler au garde, Gonzalo a chaussé ses chaussures coquées. "Ne sors pas de la voiture, sinon il va falloir te trouver des équipements de sécurité".

Alors que nous nous dirigeons vers les bâtiments administratifs et un parking, nous croisons des femmes, charlottes sur la tête et blouses blanches, qui suivent la signalétique peinte sur le sol en longeant les murs ocres des bâtiments.


Le deuxième site de production de Pencahué, situé à 300 mètres du premier. C’est vers celui-ci qu’un doigt est pointé dans la vidéo ci-dessus.
Le deuxième site de production de Pencahué, situé à 300 mètres du premier. C’est vers celui-ci qu’un doigt est pointé dans la vidéo ci-dessus.

Nous attendons une quinzaine de minutes notre contact sous le regard scrutateur des gardes dans leur guérite.


Cave CYT de Chimbarongo. Le géant 132 peut avaler l’équivalent de 533 333 bouteilles. Il faut 9 heures pour remplir cette cuve, à 45 000 L/H.
Cave CYT de Chimbarongo. Le géant 132 peut avaler l’équivalent de 533 333 bouteilles. Il faut 9 heures pour remplir cette cuve, à 45 000 L/H.

J’ai le temps d’observer. Les murs ocres du site sont en fait d’immenses cuves en béton. Des dizaines et des dizaines de cuves gigantesques sont alignées, sur plusieurs rangées.



J’avais déjà pu voir des contenants aussi monumentaux en France, notamment au sein du groupe Castel sur leur site de Loire. Les cuves étaient en inox, dans un bâtiment.


A Lontué, leur nombre est démesuré et leur stature en béton est bien plus imposante.







Maximiliano, Patrizio et Maurizio m’ont accueilli simplement : ils en ont vu passer des brouettes de consultants en tous genres.


Ils sont un peu méfiants ou alors feignent l'indifférence. Les opérations de transfert de vin sont en cours et j’engage rapidement la conversation avec eux. Nous parlons de tout et de rien, je m’enquiers de leur santé, de la taille de leurs familles. Ils me posent des questions sur la France, mon métier, mes autres voyages. Alors que la confiance et l’écoute semblent installés, Patrizio et Maurizio sont appelés ailleurs.


C’est à ce moment que j’engage la conversation avec Maximiliano et que je lui présente le projet Voyage Autour du Vin.


"Maxi" est embauché en 1995. Imaginez-le, du haut de ses 18 ans, lorsqu'il franchit les grilles du site de Lontué. Alors qu’il se dirige d’un pas pressé vers les bâtiments administratifs pour se présenter au chef d’équipe, il s’écarte pour laisser passer un camion-citerne sur lequel est gravé un slogan.

"Concha Y Toro, Vino de Oro".


Cette maxime, lui rappelle quelque chose.

"Concha Y Toro, Vino de Oro".


Il fouille sa mémoire et se remémore son enfance dans les quartiers de Curico, à quelques kilomètres d’où nous nous trouvons. Maxi courait alors derrière ces camions chargés de vin avec ses amis.

Les allers et venues des citernes roulantes n’ont pas cessé depuis. "Aujourd’hui, la cave coopérative de Lontué est trois fois plus grande", me raconte-t-il. "Certaines cuves en ciment ont été remplacées par des cuves en inox".

La cuverie inox de la cave coopérative de Lontué.
La cuverie inox de la cave coopérative de Lontué.

Ce “Vino de Oro” ou vin d'or est avant tout un travail harassant de manutentionnaire et d’ouvrier.

Le gamin des rues de Curico commence au milieu des années 90 par laver les centaines d’immenses cuves.


On vient tout juste de "soutirer" les jus du millésime 1995, c’est à dire d’opérer un transfert du vin d’une cuve à une autre pour séparer les jus clairs des lies et des particules solides.


Maximiliano Rodriguez, sur la gauche et Maurizio, Novembre 2019.
Maximiliano Rodriguez, sur la gauche et Maurizio, Novembre 2019.

On le devine se faufiler par la minuscule porte de vidange.


On l’observe, pelle à la main, décuver les centaines de kilos de marc, résidus secs solides produit lors de la fermentation des rouges tels que la peau, les pépins ou la rafle.

On l’imagine s’échiner avec ses collègues à gratter les parois pour faire tomber le tartre naturel qui s’y est déposé lors de l’élevage.

Maximiliano est apprécié par ses collègues et donne satisfaction à ses chefs. Il gravit peu à peu les échelons. 25 ans après, campé devant moi avec un grand sourire, Maxi est chef d’équipe et spécialisé dans la clarification - ou "débourbage" du vin par flottation.

Le débourbage classique est le fait de laisser sédimenter pendant 24 à 48 heures par gravité naturelle les particules solides du moût (jus) de raisin avant sa fermentation. Les jus rendus plus clairs sont récupérés et les parties solides éliminées. La clarification par flottation (2) est un procédé œnologique permettant de réduire jusqu’à 10 fois la durée processus.

C’est un gain précieux pour ces caves qui jouent sur les volumes et la rentabilité.


Alors que le Chili traverse actuellement une grave crise sociale, j’aborde à pas comptés les conditions de travail de Maxi et de ses collègues. Je ne pouvais pas mieux tomber : j’apprends par sa bouche que Maximiliano est le chef syndical de la cave !

La situation du pays est catastrophique mais Maxi me fait comprendre que les employés de Concha Y Toro sont bien traités. Bien sûr, ces conditions de travail n’ont rien à voir avec ce que l’on connaît en France.

Les opérateurs travaillent pendant la période creuse 8 heures par jour. 3 équipes se relaient sur 24 heures pour accomplir les différentes tâches nécessaires à l’élaboration des vins. En période de vendange, ils travaillent 11 heures d’affilée...avec seulement une demi-heure de pause. Maxi et ses collègues ont 3 semaines de vacances par an.


Cette allée, déserte aujourd'hui, est une fourmilière pendant la période des vendanges.
Cette allée, déserte aujourd'hui, est une fourmilière pendant la période des vendanges.

Les chefs syndicaux de chaque site de production se rencontrent régulièrement. Puis des réunions sont organisées avec les directeurs de sites. Le dialogue semble être une facette importante chez Concha Y Toro, aux dires de Maximiliano. Lors de ces rencontres, les décisions importantes sont prises. On parle des conditions de travail, de la sécurité sur les sites de production ou encore de la formation des salariés, "beaucoup plus poussée qu’il y a 20 ans : avant, on ne savait pas vraiment ce que l’on faisait" me glisse-t-il. "Maintenant, grâce aux programmes, les collaborateurs, même les plus jeunes, peuvent faire évoluer leurs compétences et donc leur position dans l’entreprise".

Pourtant, la situation politique et sociale du pays est désastreuse et le climat délétère. Le jeune manifestant que j’ai croisé à Santiago comme la majorité des étudiants doivent s’endetter de manière drastique s’ils veulent suivre un cursus avec des débouchés. Ou ils sont "condamnés à aller dans des établissements bondés dépourvus de moyen". Selon le classement GINI, le Chili serait le pays le plus inégalitaire de l’OCDE. ¼ des Chiliens vivent sous le seuil de pauvreté. Le salaire minimum y est de 400 € et 1% des chiliens possèdent ¼ des richesses du pays (3).


Concha Y Toro ferait donc figure de bon élève alors que les manifestations ont fait rage dans toutes les grandes villes chiliennes.


Depuis mon départ, elles se sont tues. En effet, la contestation a depuis été stoppée par l’arrivée d’une autre difficulté à surmonter pour les Chiliens, en ce début d'année 2020 : la pandémie mondiale causée par le Covid-19.


Néanmoins, je gage que le regard incandescent de cet étudiant n’est pas prêt de s’éteindre, comme son combat vital pour un futur meilleur et pour le droit fondamental à une vie décente.


Une étudiante dans les rues de Santiago, Novembre 2019.
Une étudiante dans les rues de Santiago, Novembre 2019.

Le soleil est encore haut alors que nous reprenons la route vers Santiago. Il nous faut partir tôt car les manifestants vont bientôt bloquer l’autoroute, avec plusieurs barrages entre Curico et Rancagua.





Annexes :


Crédits photos : La majorité des photos de manifestations m'ont été envoyées par des Chiliens de tous âges, et de tous bords politiques, ils sont néanmoins tous concernés par la situation sociale de leur pays. Un grand merci pour leurs contributions.



(2) Le débourbage classique est le fait de laisser sédimenter par gravité naturelle les particules solides du moût (jus) de raisin blanc ou rosé avant sa fermentation. Ces fragments de pellicules, rafles, pépins sont donc entraînés par leur poids vers le bas de la cuve. On soutire ensuite les jus clairs en faisant attention de ne pas aspirer les “bourbes”.

Trop débourber et donc trop clarifier le moût, c’est prendre un risque que la fermentation ne parte pas car les particules en suspensions sont des nutriments pour les levures. Pas assez débourber, c’est ne pas atteindre un certain potentiel aromatique. Mais ce procédé n’est évidemment pas systématique dans l’élaboration du vin blanc ou rosé.

La clarification par flottation permet quant à elle d’accélérer le processus du débourbage qui dure normalement de 24 à 48 heures. On “colle” le vin c’est à dire qu’on y ajoute une substance d’origine végétale protéique comme la bentonite, qui s’agrège avec les matières solides en suspension. C’est le “flocon”. Ensuite, on injecte un gaz inerte en bas de la cuve qui va rendre ces flocons plus légers que le moût et les faire remonter en haut de la cuve où ils seront éliminés. Ce processus dure entre 3 et 6 heures selon la turbidité du moût soit 10 fois moins de temps.



 
 
 

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